Chimioembolisation du carcinome hépatocellulaire : le retour ?
Introduction
Un traitement curatif (résection chirurgicale, transplantation hépatique, alcoolisation ou radiofréquence par voie percutanée) ne peut être proposé qu’à environ 25 % des patients ayant un carcinome hépatocellulaire (CHC) en raison de l’existence au moment du diagnostic d’un envahissement tumoral intra- ou extra-hépatique, d’une insuffisance hépatocellulaire et/ou de contre-indications extra-hépatiques liées à l’âge ou à l’origine alcoolique de la cirrhose sous-jacente. La chimioembolisation (CE) constitue un traitement palliatif qui peut être appliqué chez les patients ne pouvant pas bénéficier d’un traitement curatif. Il s’agit d’une technique de radiologie interventionnelle loco-régionale qui associe l’injection intra-artérielle d’un agent antimitotique (cisplatine, doxorubicine), le plus souvent sous forme d’une émulsion, et une occlusion artérielle par des particules synthétiques (Gelfoam, Ivalon… ) ou éventuellement naturelles (caillots sanguins) résorbables. Lorsque le lipiodol est utilisé comme vecteur, la technique est dénommée chimioembolisation lipiodolée (CEL). La technique peut être limitée à une embolisation artérielle (E) ou à une chimiothérapie intra-artérielle (C) avec (CL) ou sans lipiodol. Ces différentestechniques sont souvent confondues et regroupées sous la dénomination générale de chimioembolisation.
Pourquoi la question du retour ?
Après un enthousiasme initial lié à la constatation de réponses tumorales objectives, les techniques de radiologie interventionnelle loco-régionale ont ensuite pratiquement disparu des recommandations du fait de l’absence de gain de survie constatée dans les six essais contrôlés randomisés publiés entre 1988 et 1998 comparant l’em-bolisation, la chimiothérapie intraartérielle lipiodolée ou la chimioembolisation à un traitement symptomatique ou suboptimal (hormonothérapie ou chimiothérapie systémique) (Tableau I) [1-6]. Il s’agissait de trois essais français ayant inclus une majorité de cirrhoses alcooliques [2 ,4, 6], d’un essai asiatique [1] et d’un essai espagnol [5] avec une majorité de cirrhoses virales B ou C, et d’un essai d’Afrique du Sud [3] avec des critères d’inclusion imprécis. De plus, deux méta-analyses publiées respectivement en 1997 [7] et 1998 [8] soulignaient la nécessité de faire d’autres études randomisées prospectives en raison d’une part de l’hétérogénéité des critères d’inclusion et des modalités techniques du traitement, et d’autre part des faibles effectifs de patients sélectionnés.
La parution récente de deux études contrôlées, l’une asiatique [9] et l’autre européenne [10] (Tableau I) et de deux méta-analyses [11, 12] positives amène à poser la question de légitimité du retour de l’embolisation et de la chimioembolisation dans le traitement du CHC. Dans l’étude de Lo et coll. [9] qui comporte deux bras, la CEL améliore de façon significative la survie des patients à 2 ans (31 % vs 11 % dans le groupe contrôle recevant un traitement symptomatique, p = 0,002). Dans l’étude de Llovet et coll. [10] qui comporte trois bras (E, CEL et traitement symptomatique), la survie à 2 ans est également améliorée de façon significative par la CEL (63 % vs 27 % dans le groupe contrôle, p = 0,009), mais pas par l’embolisation (50 %). De plus, dans ces deux études, le traitement constitue une variable pronostique indépendante en analyse multivariée : OR : 0,49 ; IC 95 % : 0,29-0,81 ; p = 0,006 dans l’étude de Lo et coll. [9] et OR : 0,45 ; IC 95 % : 0,25-0,81 ; p = 0,02 dans l’étude de Llovet et coll. [10].
Dans cette dernière étude, il s’agit de la seule variable pronostique indépendante. Les deux méta-analyses positives de Camma et coll. [11] et Llovet et coll. [12] ont inclus respectivement cinq et six essais contrôlés randomisés avec un total de 480 et 503 patients. Elles mettent également en évidence une amélioration significative de la survie à 2 ans chez les patients traités par chimioembolisation : OR : 0,54 ; IC 95 % : 0,33-0,89 ; p = 0,015 dans l’étude de Camma et coll. [11] ; OR : 0,53 ; IC 95 % : 0,32-0,89 ; p = 0,017 dans l’étude de Llovet et coll. [12]. Dans une troisième méta-analyse publiée récemment [13], ces résultats favorables ne sont pas retrouvés. Cependant, cette méta-analyse n’a inclus que quatre essais contrôlés randomisés parus entre 1990 et 1998 [25] avec un total de 268 patients.
TABLEAU I
CARACTÉRISTIQUES DES ÉTUDES CONTRÔLÉES RANDOMISÉES COMPARANT LES TECHNIQUES DE RADIOLOGIE INTERVENTIONNELLE LOCO-RÉGIONALE (E = EMBOLISATION, CL = CHIMIOTHÉRAPIE INTRA-ARTÉRIELLE LIPIODOLÉE, CE = CHIMIOEMBOLISATION, CEL = CHIMIOEMBOLISATION LIPIODOLÉE) vs UN TRAITEMENT SYMPTOMATIQUE OU SUBOPTIMAL (TX = TAMOXIFÈNE)
Sances Nb moyen |
Nb de patients |
Cirrhose |
Carcinome hpatocellulaire |
Rponse objective (%) |
Survie 2 ans (%) |
p** |
|||||
% |
Child A (%) |
Etiologies (%) VHC/VHB/ alcool |
Multinodulaire (%) |
Stade Okuda I/II/III |
TP segmentaire (%) |
||||||
LIN, 1988 [1] |
|
|
|
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/79/ |
|
// |
|
|
|
|
E |
2,1 |
21 |
|
|
|
|
|
|
62 a |
25 |
0,01 |
E + 5 FU iv |
1 |
21 |
|
|
|
|
|
|
48 a |
20 |
NS |
5 FU iv |
|
21 |
|
|
|
|
|
|
9 |
13 |
|
PELLETIER, 1990 [2] |
|
|
88 |
|
/8/78 |
|
26/52/22 |
|
|
|
|
CE (doxorubicine) |
2 |
21 |
|
|
|
|
|
|
33 b |
24* |
NS |
Trt symptomatique |
|
21 |
|
|
|
|
|
|
0 |
33* |
|
MADDEN, 1993 [3] |
|
|
|
|
// |
|
14/68/18 |
|
|
|
|
CL (doxorubicine) |
2 |
25 |
|
|
|
|
|
|
|
16* |
NS |
Trt symptomatique |
|
25 |
|
|
|
|
|
|
|
16* |
|
GETCH, 1995 [4] |
|
|
91 |
100 |
8/5/78 |
47 |
90/10/0 |
7 |
|
|
|
CEL (cisplatine) |
2,9 |
50 |
|
|
|
|
|
|
16 b |
38 |
NS |
Trt symptomatique |
|
46 |
|
|
|
|
|
|
5 b |
26 |
|
BRUIX, 1998 [5] |
|
|
100 |
82 |
75/4/4 |
76 |
67/23/0 |
0 |
|
|
|
E |
1,4 |
40 |
|
|
|
|
|
|
55 a |
49 |
NS |
Trt symptomatique |
|
40 |
|
|
|
|
|
|
0 |
50 |
|
PELLETIER, 1998 [6] |
|
|
89 |
76 |
14/15/53 |
|
60/40/0 |
0 |
|
|
|
CEL (cisplatine) + Tx |
2,8 |
37 |
|
|
|
|
|
|
24 |
24 |
NS |
Tx |
|
36 |
|
|
|
|
|
|
5 |
26 |
|
LO, 2002 [9] |
|
|
|
100 ( ?) |
/80/ |
59 |
47/53/0 |
26 |
|
|
|
CEL (cisplatine) |
4,8 |
40 |
|
|
|
|
|
|
27 c |
31 |
0,002 |
Trt symptomatique |
|
39 |
|
|
|
|
|
|
3 |
11 |
|
LLOVET, 2002 [10] |
|
|
100 |
70 |
85/6/7 |
71 |
65/35/0 |
0 |
|
|
|
E |
3,1 |
37 |
|
|
|
|
|
|
43 d |
50 |
NS |
CEL (doxorubicine) |
2,8 |
40 |
|
|
|
|
|
|
35 d |
63 |
0,009 |
Trt symptomatique |
|
35 |
|
|
|
|
|
|
0 |
27 |
|
Quelle est la technique la mieux adaptée ?
Si la chimioembolisation au sens large améliore la survie à 2 ans des patients ne pouvant pas bénéficier d’un traitement curatif, il reste à préciser la technique la mieux adaptée.
Dans l’étude de Llovet et coll. [12], l’analyse de sensibilité faite à partir des six essais contrôlés utilisés dans la méta-analyse montre un bénéfice significatif de la chimioembolisation par rapport au traitement symptomatique chez les 323 patients inclus dans quatre études (OR : 0,42 ; IC 95 % : 0,20-0,88 ; p = 0,021) et l’absence de bénéfice de l’embolisation chez les 215 patients inclus dans trois études (OR : 0,59 ; IC 95 % : 0,29-1,20 ; p = 0,14). En revanche, dans l’étude de Camma et coll. [11] qui repose sur une analyse en méta-régression faite à partir de treize essais contrôlés comparant différentes techniques de radiologie interventionnelle loco-régionale, il n’existe pas de différence significative pour la survie à 2 ans entre la chimioembolisation et l’embolisation (OR : 1,007 ; IC 95 % : 0,79-1,27 ; p = 0,95), alors que les survies après embolisation d’une part et après chimioembolisation d’autre part sont significativement supérieures à la survie après chimiothérapie intra-artérielle (respectivement OR : 0,72 ; IC 95 % : 0,53-0,98 ; p = 0,039 et OR : 0,73 ; IC 95 % : 0,58-0,92 ; p = 0,008).
Par ailleurs, dans l’étude de Camma et coll. [11], la mortalité est significativement plus basse en cas de cathétérisme sélectif, segmentaire ou subsegmentaire par rapport au cathétérisme non sélectif (OR : 0,014 ; IC 95 % : 0,002-0,10 ; p = 0,0001).
Enfin, malgré ou en raison de la multiplicité des procédures utilisées (Tableau I), il est impossible de préciser si un agent antimitotique est supérieur à un autre en termes de survie et surtout d’effets secondaires et si les cures doivent être effectuées à intervalle régulier ou en fonction de la réponse tumorale objective au traitement (diminution de la taille tumorale supérieure à 50 % à la tomodensitométrie). Toutefois, dans l’étude de Camma et coll. [11], le risque de décès lié au traitement est significativement augmenté par l’utilisation d’un agent antimitotique (OR : 2,69 ; IC 95 % : 1,22-5,92 ; p = 0,013) et par la répétition des cures (OR : 1,50 ; IC 95 % : 1,27-1,77 ; p < 0,0001). En revanche, la technique d’embolisation n’est pas un facteur pronostique (OR : 1,36 ; IC 95 % : 0,67-2,77 ; p = 0,39).
Quelles sont les indications actuelles ?
Elles peuvent être définies à partir des caractéristiques de la cirrhose d’une part et du CHC d’autre part des patients inclus dans les différents essais contrôlés randomisés (Tableau I). La majorité d’entre eux ont une cirrhose de classe A de Child. L’étiologie prédominante de la cirrhose est alcoolique dans les trois études françaises [2, 4, 6] et virale B ou C dans les autres études [1, 3, 5, 9, 10]. Le caractère multinodulaire du CHC n’est précisé que dans quatre études [4, 5, 9, 10] avec une fréquence variant de 47 % [4] à 76 % [5]. Dans quatre études également [4-6, 10], le stade I d’Okuda (volume tumoral < 50 % du volume hépatique, absence d’ascite, albumine > 30 g/l et bilirubine totale < 30 mg/l) est majoritaire et dans trois autres études [2, 3, 9], c’est le stade II. Dans les cinq études les plus récentes [4-6, 9, 10], le stade III d’Okuda constitue un critère d’exclusion. La présence d’une thrombose portale segmentaire représente également un critère d’ex-clusion dans trois études [5, 6, 10] sur cinq, sa fréquence étant respectivement de 7 % et de 26 % dans les deux autres études [4, 9]. Dans la métaanalyse de Camma et coll. [11], l’exis-tence d’une thrombose portale segmentaire augmente de façon significative le risque de décès lié au traitement (OR : 3,24 ; IC 95 % : 1,28-8,22 ; p = 0,013). De plus, dans l’étude de Lo et coll. [9], la thrombose portale segmentaire constitue une variable pronostique indépendante en analyse multivariée (OR : 2,71 ; IC 95 % : 1,38-5,32 ; p < 0,004) au même titre que le traitement par chimioembolisation.
Ainsi, il paraît raisonnable de proposer une chimioembolisation à des patients sans ictère ayant une fonction hépatique préservée (Child A et éventuellement B) et un CHC multinodulaire d’un volume inférieur à 50 % du volume hépatique et n’envahissant pas le système porte.
L’absence d’insuffisance rénale est également requise en raison de la nécrose tumorale hépatique induite par l’em-bolisation.
Cependant, tous les patients ne répondent pas au traitement. En l’ab-sence de méta-analyse faite à partir de données individuelles, il est actuellement impossible de déterminer quel sous-groupe de patients aura le maximum de bénéfice en terme de survie.
Quelles sont les complications ?
La fréquence des principales complications est présentée dans le tableau II. Les effets secondaires, à type de fièvre supérieure à 38°C, de douleurs abdominales et de vomissements sont très fréquents. Ils peuvent être prévenus par l’administration d’antibiotiques, d’antalgiques morphiniques si nécessaire et d’antiémétiques.
Les complications hémorragiques (ulcérations gastriques ou duodénales) et infectieuses (cholécystite, abcès) sont rares. Des observations de leucopénie sont également rapportées après chimioembolisation.
La défaillance hépatique représente la complication la plus grave. Elle concernait plus d’un patient sur deux dans l’essai multicentrique français du Groupe d’Etude et de Traitement du Carcinome Hépatocellulaire, alors que tous les patients inclus appartenaient à la classe A de Child-Pugh [4]. L’im-portance de ce risque a été à l’origine de la remise en cause de la chimioembolisation. Cependant, dans cette étude, les critères de définition étaient larges : présence d’une encéphalopathie hépatique, d’une ascite ou d’une élévation du taux de la bilirubine totale supérieure à 15 µmol/l. De plus, dans les deux études contrôlées les plus récentes [9,10], le risque de défaillance hépatique paraît nettement moins élevé.
La survenue possible de ces complications explique la variabilité importante de la durée d’hospitalisation. Dans l’essai multicentrique français [4], la durée moyenne est de 6,6 jours avec des extrêmes allant de 1 à 24 jours. Dans l’étude de Lo et coll. [9], la durée moyenne est plus courte (2 jours), mais les valeurs extrêmes sont comparables (1 à 21 jours).
TABLEAU II
FRÉQUENCE DES PRINCIPALES COMPLICATIONS (%)
SURVENANT APRÈS EMBOLISATION (E)
ET CHIMIOEMBOLISATION LIPIODOLÉE (CEL).
Frquence / Nb total de cures |
Frquence/Nb de patients |
||||
GETCH [4] |
LO [9] |
GETCH [4] |
LLOVET [10] |
||
n = 148 |
n = 192 |
n = 50 |
n = 40) |
n = 37 |
|
Fivre > 38C |
49 |
33 |
76 |
|
|
Douleurs abdominales |
55 |
26 |
80 |
|
|
Vomissements |
57 |
17 |
80 |
|
|
Hmorragie digestive |
3 |
4 |
8 |
0 |
3 |
Cholcystite |
1 |
0 |
4 |
5 |
5 |
Abcs |
0 |
0,5 |
0 |
0 |
3 |
Leucopnie |
0 |
|
0 |
5 |
0 |
Dfaillance hpatique |
32 |
7 |
58 |
0 |
3 |
Quelle est la place actuelle de la chimioembolisation dans la prise en charge du CHC ?
La chimioembolisation constitue un traitement palliatif qui doit être discuté chez les patients en bon état général, ayant un CHC asymptomatique et multinodulaire, hypervascularisé, sans signe d’insuffisance hépatocellulaire sévère et sans maladie associée extra-hépatique [14]. Elle peut également être appliquée dans les formes uninodulaires de plus 5 cm de diamètre. La thrombose portale segmentaire ne contre-indique pas la chimioembolisation sous réserve de l’absence de métastase extra-hépatique [14].
La chimioembolisation peut également être proposée chez les patients ayant un petit CHC (unique < 5 cm, ou multiple avec 2 ou 3 nodules < 3 cm), en attente d’une transplantation hépatique avec foie cadavérique, afin de limiter la croissance tumorale [15]. Cette pratique est variable d’un centre de transplantation à un autre et n’a jamais été validée par une étude contrôlée randomisée.
En revanche, une revue récente des essais contrôlés randomisés [16] montre que la chimioembolisation préopératoire n’améliore pas la survie de la résection chirurgicale. Son intérêt en post-opératoire, en tant que traitement adjuvant, vient d’être démontré dans une méta-analyse [17], avec un allongement de la survie globale et une diminution du taux de récidive tumorale à 3 ans. Cependant, ces résultats concernent principalement des patients asiatiques et des essais contrôlés randomisés sont nécessaires en Europe.
Conclusions
La chimioembolisation augmente significativement la survie à deux ans du CHC chez les patients ne pouvant pas bénéficier d’un traitement curatif, avec une fonction hépatique préservée et un envahissement tumoral limité. La supériorité de la chimioembolisation par rapport à l’embolisation est controversée. Les facteurs pronostiques de gain de survie ne sont pas encore clairement définis et une méta-analyse à partir des données individuelles des patients serait encore utile.
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